Billet d’humeur #5 : La surconsommation de séries

L’offre légale n’a jamais été aussi importante en France : entre OCS, Canal, Amazon et Netflix, le spectateur français a accès à un nombre de séries télé américaines très important, souvent disponibles le lendemain de leur diffusion américaine ou même parfois en simultané. Si cela apparaît comme un rempart au piratage avec un accès largement facilité, c’est un mode de consommation qui a fait apparaître un autre problème : la surconsommation.

Aujourd’hui la consommation des séries télévisées a changé. Au fil des années, de nouveaux médias se sont installés tandis que le piratage s’est démocratisé, donnant accès à une multitude d’épisodes de séries différentes sans avoir à attendre leur diffusion sur les chaînes locales. Game of Thrones est probablement l’oeuvre la plus téléchargée au monde, et elle génère à elle seule un nombre important d’abonnés pour les plateformes qui la diffuse (HBO aux Etats-Unis, OCS en France). Alors un nouveau mode de consommation s’est installé, la facilité d’accès aux séries provoquant la découverte d’œuvres moins connues, mais aussi et surtout la multiplication des séries suivies. Et j’en suis le meilleur exemple, puisque à l’heure actuelle je suis des dizaines de série en simultané. Mais le problème est que cette consommation a vite dépassé ce cadre « sain » pour aller vers une surconsommation nocive : volonté de tout voir, tout de suite, et perception altérée par cette idée. Des séries qui autrefois pouvaient s’amuser avec le spectateur en le tenant en haleine vont aujourd’hui devoir s’imposer très rapidement pour survivre au sein de cette jungle, tandis que le consommateur les enchaîne les unes après les autres en cherchant la « perle rare » sans se rendre compte qu’il condamne des œuvres bien trop tôt, sans en profiter.

Une industrie complice

La surconsommation de séries télévisées entraîne des comportements improbables. Par exemple, et pour l’anecdote, je n’oublierai jamais cette fois il y a deux ans, quand à l’occasion d’une pause-déjeuner sur mon lieu de stage mes collègues me regardaient d’un air presque dégoûté lorsque j’ai prononcé ces mots : « j’ai trois saisons de retard sur Game of Thrones« . Si cela m’a fait rire à l’époque, je constate aujourd’hui que ce n’était que le reflet d’un mouvement enclenché il y a un certain temps. En effet aujourd’hui il est indispensable pour des gens qui se définissent comme « sérievores » de suivre les tendances et les nouvelles diffusions, et il devient impensable de laisser filer les saisons pour les rattraper plus tard. Mais comment en est-on arrivés là ?
Peu à peu les séries télévisées se sont installées dans nos foyers, et de plus en plus ces dernières années avec des accès simplifiés : d’abord le piratage, qu’il s’agisse de torrent ou de streaming, mais aussi ensuite avec l’apparition des services de vidéo à la demande par abonnement (SVOD). Ceux-ci se targuent de proposer, souvent, des séries en simultané avec les Etats-Unis, et le tout à un prix abordable. Ainsi le consommateur s’est rapidement retrouvé face à une pluralité de choix, tandis que ses sites préférés se sont mis à faire la promotion de séries (qu’elles soient diffusées légalement sur nos territoires). Aujourd’hui il est indispensable pour un média qui verse dans le télévisuel de faire sa liste des séries à suivre pour la rentrée, jugées indispensables sous peine de ne pas être tendance. Alors le consommateur va s’efforcer de suivre toutes ces séries, que ce soit par choix, par une quelconque influence ou parce qu’il se dit inconsciemment qu’il aurait quelque chose à perdre à ne pas la regarder. Parfois il profitera de son abonnement à Netflix ou OCS, fraîchement activé, parfois il ira sur les divers sites de téléchargement illégal pour récupérer toutes ces séries qui bénéficient d’une promotion monstre auprès des médias français quand bien même elles ne seront jamais diffusées légalement en France.

Si je pointe ce comportement comme un problème c’est parce qu’il aura, je pense, un effet néfaste sur cette industrie. Aujourd’hui le nombre de séries a explosé, chaque chaîne de télé américaine ou plateforme de streaming s’évertue à proposer des séries inédites, de manière quasi hebdomadaire, dans l’espoir de tenir la perle rare. Tous espèrent avoir le nouveau House of Cards ou The Walking Dead, tandis que certains savent s’appuyer sur des formules classiques qui continuent encore de fonctionner (et je pense surtout ici aux séries policières dites « procédurales ».) Si on a vu apparaître des séries de qualité ces dernières années, beaucoup ont été noyées dans une très forte concurrence : je pense notamment à Netflix qui a abandonné son modèle qui consistait à ne jamais annuler une série tant qu’elle ne disposerait pas de fin. Aujourd’hui le géant américain est largement entré dans la logique du profit en produisant des séries à tour de bras, quitte à en annuler la plupart. Dernièrement une série comme Gypsy en a fait les frais, mais aussi une série populaire de la plateforme comme Sense8, une annulation qui a fait énormément de bruit.

Le spectateur devenu nocif

Au-delà du simple concept de surconsommation, je pense qu’un tel mode de fonctionnement peut avoir un impact négatif sur le spectateur et toutes ces œuvres qu’il se met à juger. Alors pour un blogueur qui se prend pour un critique, c’est évidemment paradoxal, mais je pense que le consommateur a perdu un certain sens du recul sur ce qu’il observe. Avec des centaines de séries à portée de clic, le spectateur est devenu intransigeant (ou du moins, il pense l’être), comparant sans cesse -consciemment ou non- les séries entre elles. J’ai par exemple vu beaucoup de monde sur Twitter soutenir les qualités de la série The Defenders, en l’opposant à des séries comme Arrow ou Flash, affirmant que c’est « toujours mieux ». Ce qui n’est pas fondamentalement faux : si j’ai été très dur avec The Defenders, je ne peux qu’acquiescer lorsque l’on me dit qu’elle est bien mieux produite que n’importe quel épisode de Arrow. Mais lorsque l’on fait cette comparaison, on est dans l’immédiateté, on va complimenter une série face à une autre qui sera elle condamnée. A ce moment-là j’ai simplement envie de dire, et dans six mois, quand on aura oublié la plus mauvaise, est-ce que celle qui était comparativement meilleure sera toujours considérée comme une bonne série ? C’est une question que je me pose régulièrement lorsque j’écris une critique : est-ce que dans quelques mois je penserais la même chose ?

D’autant plus qu’en surconsommant de la sorte, le spectateur se détache bien trop vite de l’œuvre. Et là, je vous demande d’être indulgents car je crains de ne pas être clair. Une série, comme un film, nécessite selon moi que l’on s’y engage entièrement. Pour moi une bonne série ou un bon film c’est une oeuvre qui m’a transporté dans une histoire quelconque, avec son ambiance et ses personnages, sans jamais me lâcher. Comme si je me baladais dans un parc, sans jamais penser à autre chose qu’à la personne à qui je tiens la main. Maintenant, avec des séries qui se multiplient, on se met à regarder des épisodes de trois, quatre, cinq, même dix séries différentes dans la même semaine, avec tous les problèmes que cela implique. Chaque début d’épisode nécessitera de se replonger dedans, réapprendre (même inconsciemment) les caractéristiques des personnages, faire l’effort de se souvenir des situations précédentes… Rapidement les choses peuvent s’embrouiller, et ainsi on perd l’essentiel de l’œuvre. C’est certainement un point très personnel je le concède.

Maintenant se pose la question de savoir quel est l’impact sur le processus créatif : les séries télévisées ne sont pas créées par hasard, elles suivent une tendance bien identifiée en amont par les gens dont c’est le boulot. Une chaîne comme AMC n’aurait jamais accepté le financement d’une série comme The Walking Dead si la mode des zombies n’était pas revenue en force quelques années auparavant, ou encore on pourrait parler de HBO qui répond au ras le bol, à l’encontre de la classe politique, d’une partie de la société américaine avec une série comme Veep qui s’efforce de moquer le « bon politique » américain. Alors naturellement, on peut s’interroger sur une consommation accrue. Je disais plus haut que le nombre de séries télévisées a explosé ces dernières années, mais ici je parlerai plutôt des œuvres elles-mêmes.
On voit apparaître un nombre croissant de « longs films », ces séries qui ne s’assument pas vraiment et qui vont profiter d’un mode de distribution propice au genre pour raconter une longue histoire de dix heures, artificiellement découpée en épisodes. C’est le cas d’une série comme Narcos sur Netflix, ou encore leurs séries Marvel, voire même The Man in the High Castle chez Amazon. Souvent ces séries s’écartent des codes du genre : exit les cliffhanger, ici il n’y a aucun intérêt à inciter le spectateur à revenir la semaine suivante car l’interface de la plateforme se chargera elle-même de le lui rappeler. Netflix depuis quelques temps ne vous laisse plus 15 secondes mais 5 pour refuser de passer à l’épisode suivant, si vous n’avez pas le réflexe d’aller chercher la télécommande, la manette ou votre souris, vous découvrirez la suite rapidement grâce à un générique zappé automatiquement.  Si cela paraît anodin et une belle leçon d’ergonomie à ses concurrents, le géant américain ici rend « captif » le spectateur, en exploitant avec brio toutes ses failles. Qui n’a jamais dit « aller, plus qu’un épisode et je vais me coucher » avant d’en enchaîner trois ou quatre ? C’est une stratégie que Netflix assume d’ailleurs totalement, puisque ses community managers sur Twitter s’en amusent régulièrement.

Finalement le plus dangereux à l’avenir est d’imaginer que ce mode de consommation devienne un objectif pour l’industrie. Pour survivre au milieu des centaines de séries qui vont sortir en 2018, les producteurs devront être le plus convaincant possible dès les premiers instants, et ceux qui auront des choses à dire, mais avec moins d’impact dans un premier temps, seront très rapidement condamnés. Je trouve par exemple qu’une série comme Conviction, malgré son caractère assez classique, proposait quelque chose d’intéressant dans l’univers des séries policières avec une approche plutôt bien vue de ses personnages. Mais à cause d’une concurrence féroce, et aussi de premiers épisodes maladroits, elle a vite été déprogrammée au profit d’autres séries qui avaient pu être plus convaincantes. Je pourrais évidemment aussi citer Gypsy, mais je me suis déjà suffisamment étendu dessus dans ma critique de la première et unique saison, et ce que je pense personnellement de ces divers séries annulées compte assez peu : chacun a déjà été intrigué ou touché par une série sans que ce soit le cas de la majorité des spectateurs.

Conclusion

Alors que tire-t-on de tout ça ? Et bien, que le spectateur est entré dans une logique de consommation plutôt que de plaisir. C’est assez bateau, mais j’ai le sentiment qu’aujourd’hui on passe à côté d’œuvres vraiment intéressantes car on n’a pas le temps, car on est toujours en train de courir après la dernière série tendance ou ces dix nouvelles séries de la rentrée présentées par Télérama, Topito, Konbini et compagnie. On ne prend plus aucun recul sur ce que l’on regarde, et on passe d’une série à l’autre sans se poser la moindre question. L’œuvre devient un simple objet dont on dispose dès qu’on en a terminé, et on n’en retiendra finalement rien. La solution est probablement de prendre le temps, le temps d’écouter, de regarder, d’apprécier, et surtout d’oublier tous ces articles des sites pré-cités qui vous ordonneront chaque mois que vous devez ABSOLUMENT regarder cette nouvelle série. Et peu importe qu’elle soit ou non disponible légalement chez vous, parce que la nouvelle tendance ne vous attendra pas.

8 commentaires sur “Billet d’humeur #5 : La surconsommation de séries

  1. Uhuh, c’est amusant comme je me suis reconnu dans la remarque sur The Defenders (sans la comparer à Arrow & co, j’ai quand même des limites). Et tu as tout à fait raison, c’était une réaction dans l’immédiateté. Avec du recul, les défauts sont tellement ressortis que c’est la seule série Netflix/Marvel sur laquelle je n’ai rien écrit.

    Ceci dit, je suis dans la situation contraire : je regarde de moins en moins de série. J’ai toute une liste de séries qu’on m’a recommandée mais j’ai une sorte de saturation qui fait que non, j’arrive pas à me lancer dans la vision d’une nouvelle série. Ou d’une ancienne dont j’ai des épisodes en retard d’ailleurs.

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    1. A force de regarder beaucoup de séries et tout ce qui sortait, j’ai saturé aussi pendant un moment. En début d’année. Depuis je me suis recentré sur l’essentiel et abandonné beaucoup de séries qui, avec du recul, ne m’intéressaient plus, pour profiter d’une poignée d’autres. Et ça fait pas de mal.
      Cette idée sur la surconsommation je la tire de mon expérience personnelle, mais aussi de ce que je lis sur les forums et réseaux sociaux où c’est la course à la série tendance du moment. On regarde les épisodes à la chaîne et on oublie tout aussi vite.

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  2. Décidément, tes billets d’humeur sont un véritable régal tant ils sont criants de vérité. Comme tout de nos jours, c’est devenu un véritable business plus qu’un loisir et une passion. Comme si on était pas déjà assez jugés comme ça, maintenant on en arrive à se faire juger sur ce qu’on regarde ou non, et surtout comment on le regarde. C’est triste. Je te laisse imaginer la réaction de certains quand j’ose dire, par exemple, que je n’ai jamais regardé Game of Thrones (non seulement le pitch ne m’intéresse pas mais en plus à force d’en entendre parler H24 j’en ai été dégoûté avant même de commencer) mais surtout que je préfère attendre les VF (bah oui, je suis français et j’ai beau adorer l’anglais, je préfère profiter de mes séries dans MA langue, quitte à perdre certains éléments de dialogue dans la bataille).
    Et pour revenir un peu plus concrètement au sujet, combien de bonnes séries ont été injustement annulées parce qu’elles faisaient moins de chiffres que d’autres ou qu’elles n’avaient pas pour prétention de révolutionner le genre ? Bien trop malheureusement… Le pire étant bien sûr celles qui sont annulées sans avoir de véritable fin. Je ne comprends toujours pas qu’on ne force pas les chaînes à produire une mini-saison, un film ou quelque chose de supplémentaire pour au moins clôturer l’intrigue et ne pas nous laisser comme des cons devant un cliffhanger.

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    1. Merci à toi ! :)

      Et bien c’est assez logique d’un point de vue financier, proposer une saison, ou un film supplémentaire engendre des frais qu’ils estimeront pas couverts par une série qui a déjà coûté plus d’argent qu’elle n’en a rapporté. Maintenant c’est assez dommageable qu’ils ne laissent parfois pas le temps aux saisons de se conclure (Conviction ou Powerless récemment), ou qu’ils ne préviennent pas suffisamment tôt les showrunners pour qu’ils puissent bricoler une fin dans la limite du temps restant.

      Après pour ce qui est de la VF/VO, c’est au goût de chacun. Perso j’aime la VO car j’estime que la voix est une composante essentielle du jeu d’acteur (le ton, le placement de la voix, c’est un instrument de jeu) et il n’est pas toujours bien retranscrit par la VF, surtout dès lors qu’on s’éloigne des films à gros budget. Mais bon après, chacun est libre de regarder ses films et séries comme bon lui semble, tant qu’on me laisse la possibilité d’avoir de la VO.

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  3. C’est pas faux, mais je doute que prolonger brièvement la série ne les mette sur la paille, ne serait-ce que pour les milliers voire millions de téléspectateurs qui suivent la série et qui méritent un minimum de respect quoi… Mais c’est vrai que prévenir les showrunners suffisamment tôt aiderait beaucoup également.

    Bien sûr, c’est libre à chacun, comme tout quoi. Mais si tu savais le nombre de personnes qui méprisent ceux qui regardent en VF, comme si c’était un crime, ça fait peur.

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  4. Même si ton article a 3 trois ans, ce que tu y dis est encore d’actualité !
    Je suis totalement d’accord avec ta remarque sur le lancement automatique des épisodes ! Pour ma part j’ai désactivé cette option sur mon compte Netflix, en partie pour que les épisodes ne se lancent pas automatiquement mais surtout pour que les génériques de films ne se coupent pas au bout de 10 secondes. Pour moi, le générique de fin est un moment où l’on peut « absorber » le film, commencer à le digérer, à réfléchir à ce qu’on en a pensé… Parce qu’il y a la BO en fond sonore, des choix quant à la forme du générique qui font qu’on est encore dans l’univers du film. Quand Netflix coupe ce générique pour balancer un teaser j’ai l’impression qu’on ne me laisse pas reprendre mon souffle, qu’on cherche à me gaver de films/séries, en somme que je m’abrutisse d’une consommation abusive d’audiovisuel.

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