Un jeu, une histoire #2 : Enterre-moi, mon amour, les jeux vidéo comme témoignages

Enterre-moi, mon amour, est un jeu vidéo disponible sur mobile (AppStore et Play Store) qui retrace le parcours d’une jeune femme fuyant la guerre, avec pour seul compagnon son mari, resté en Syrie, avec qui elle communique chaque jour via une messagerie. Si j’en parle dans cette rubrique, c’est parce que le jeu, sa portée et son exécution me font affirmer qu’il peut constituer une nouvelle référence pour un genre encore en gestation. Tant par le message qu’il porte au travers du témoignage, que par le médium du jeu vidéo qui prend là une maturité nécessaire à son affirmation.

Nour, habitante de Homs en Syrie, subit depuis des années les bombardements sur sa ville. Entourée par la mort et l’impression que rien ne changera jamais, elle craque et décide de partir vers l’Europe. Un long chemin à pieds, au gré des passeurs et des rumeurs, et avec de maigres économies. Son seul soutien, son mari Majd resté derrière, avec qui elle communique chaque jour.

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La fuite ou la mort

Le procédé utilisé par Enterre-moi, mon amour, une simple conversation SMS comme unique forme de gameplay, n’a rien de novateur dans les jeux vidéo. En effet, la même année sortait par exemple A Normal Lost Phone, un jeu qui par ce moyen assez inattendu abordait principalement le sujet de la transidentité. Pourtant, le jeu réalisé par The Pixel Hunt et Figs, en collaboration avec la chaîne de télévision ARTE, apparaît comme une bouffée d’air frais dans le paysage vidéoludique car il assume enfin le fait que les jeux vidéo puissent porter des idées, des témoignages, et s’insérer pleinement dans l’actualité. Enterre-moi, mon amour s’intéresse en effet au sort d’une jeune femme qui a bravé tous les dangers pour un futur meilleur, fuyant les bombardements dans l’espoir de trouver refuge en Europe. Tout part d’un article écrit par la journaliste du Monde, Lucie Soullier, qui reconstituait le périple de Dana S., réfugiée syrienne, au travers de ses conversations sur l’application WhatsApp. Ce témoignage, bouleversant, a poussé Florent Maurin et Pierre Corbinais (game designer et scénariste), à s’intéresser de plus près au sujet et trouver conseil auprès de cette jeune femme pour créer une histoire crédible, réaliste, mettant les joueurs et joueuses au centre même de l’histoire.
Et curieusement, nous n’incarnons pas Nour. Si les jeux vidéo nous ont habitué à incarner le héros ou l’héroïne de l’histoire, ici nous nous retrouvons dans la peau de son soutien moral : son mari Majd. Un choix extrêmement judicieux tant le système de jeu oblige les joueurs et joueuses à prendre du recul sur les événements. En effet, s’il existe un mode accéléré (dont l’intérêt est moindre, sauf si l’on souhaite faire une deuxième partie pour découvrir une autre fin), le jeu se comporte comme une véritable conversation entre deux personnes. Lorsque vous recevez une notification d’un nouveau message, vous pourrez aller le découvrir et répondre à Nour au moyen de quelques phrases prédéfinies, ou même répondre avec des émoticônes. Faire des blagues, être sérieux, la conseiller ou lui remettre les idées en place, tant de possibilités s’offrent à nous pour orienter Nour du mieux possible dans son voyage. L’orienter vers des routes et pays plus sûrs évidemment, encore que selon son humeur et ses moyens du moment, ainsi que nos précédentes conversations, elle n’en fera parfois qu’à sa tête, mais aussi l’orienter vers une sorte de paix intérieure qui lui permette d’affronter les obstacles avec moins de difficultés. Majd est le véritable soutien moral de Nour, et nous sommes ainsi obligés de contempler son parcours avec beaucoup de recul, beaucoup de patience, en attendant de recevoir des nouvelles de notre bien-aimée. Sachant, il faut le dire, que le jeu pourra parfois ne pas vous envoyer de notification pendant plusieurs heures, dans un pseudo temps réel. Pour vous donner une idée, ma première partie s’est déroulée sur une semaine, une semaine de voyage pour arriver à une fin assez terrible. A noter qu’il existe une dizaine de fins différentes et encore plus d’embranchements possibles, de quoi faire de nombreuses parties sans retomber sur les mêmes événements.

En Arabe, « Enterre-moi, mon amour » est une expression qui signifie « ne t’avise pas de mourir avant moi » ou plus simplement « prends soin de toi », une manière d’exprimer à nos proches que l’on tient à eux alors qu’ils sont sur le point de partir. Les développeurs racontent que la mère de Dana S., celle qui a inspiré le jeu, lui a dit ces mots avant qu’elle entreprenne son périple fin 2015. Et c’est des mots qui vont résonner avec une violence terrible tout au long du jeu, au long de ces messages tentés de violence, de peur, parfois de soulagement, et toujours de doute que s’échangent le couple. En effet, en faisant le choix de nous mettre dans la peau du mari resté derrière, les développeurs nous impliquent encore un peu plus émotionnellement. On se retrouve démunis, on se sent coupable et on se sent incapables d’aider cette personne à laquelle on s’attache rapidement. Les mots que l’on choisit, avec précaution, vont inévitablement orienter son parcours, son moral et sa manière d’aborder les obstacles sur son passage, pourtant le jeu prend à contre-pied l’industrie des jeux vidéo et cette obsession des « choix » qui ont un « impact » sur l’histoire, en nous donnant au contraire l’impression que Nour a déjà tracé sa route. De quoi nous pousser dans une certaine détresse, même si, en fin de compte et après avoir fait une ou plusieurs autres parties, on réalise que chaque mot utilisé, chacune de nos réactions, a véritablement façonné son trajet. L’objectif est évidemment de l’emmener en lieu sûr : son objectif est l’Allemagne (c’est là qu’est finalement arrivée Dana S. dans la réalité), mais les moyens d’y arriver sont aussi nombreux que dangereux, et il est bien plus facile de mal finir.

Un destin trouble

Je dois l’avouer, j’ai joué à ce jeu il y a plusieurs mois, en tout début d’année 2018. Mais j’ai mis énormément de temps à en parler et à poser des mots dessus car le sujet me touche à bien des niveaux. La crédibilité de l’histoire, la personnalité de cette femme et sa vision du monde sont des choses que j’ai aimé retrouver, des choses auxquelles j’ai pu m’identifier. Mais au-delà du sujet qui me touche personnellement, c’est aussi l’excellent travail des développeurs qui a permis une telle charge émotionnelle. Enterre-moi, mon amour excelle non pas parce qu’il se repose sur une histoire d’une tristesse infinie, mais parce qu’il parvient à mettre l’être humain au centre de celle-ci. Qu’il s’agisse de l’histoire en elle-même et ses personnages, ou de l’implication émotionnelle des joueurs et joueuses, le jeu de ARTE tire sa force de l’excellente écriture de Pierre Corbinais. Si tout jeu est politique et empreint de son époque, comme toute oeuvre d’art, Enterre-moi, mon amour parvient à mettre de côté les considérations politiques, notamment sur le conflit syrien et ses différents camps. Le jeu touche parce qu’il nous raconte des personnages avec leurs qualités, leurs défauts et leurs humeurs. Nour est une femme pleine de vie, d’espoirs, de rêves, elle a un sens de l’humour imparable et elle le montre à chaque instant. Sarcastique, ironique, elle s’amuse de sa situation avant de tomber dans le plus grand sérieux face à une détresse qui la déboussole, on se retrouve spectateurs et spectatrices d’une horreur inouïe, qui devient étrangement notre quotidien pour les quelques jours ou semaines que la partie durera. Un quotidien que Nour nous fait parfois vivre avec dérision, parfois nous pousse à réaliser l’horreur de ce qui se dessine devant elle.
Je pense sincèrement que ce jeu raconte quelque chose d’important pour les jeux vidéo. Souvent considérés comme simple loisir, caricaturés pour leurs histoires vides de sens, les jeux vidéo n’ont jamais vraiment servi de moyen de témoigner de quoique ce soit. Bien sûr certains se sont déjà essayés à cette difficile gymnastique qui consiste à concilier le divertissement le plus pur et la dénonciation d’une réalité. Je pense notamment à Spec Ops : The Line, simple jeu de tir en apparence, qui cache en réalité un formidable pamphlet contre la guerre, ses conséquences et sa violence. Un thème qui étonnait à sa sortie, tant la guerre a toujours été une source d’inspiration pour du « fun » dans les jeux vidéo, comme les Call of Duty ou les Battlefield qui s’attache à recréer des batailles pour que ses fans puissent « s’amuser » au milieu de ce qu’il y a de plus terrible. Mais Enterre-moi, mon amour va un peu plus loin : ce n’est plus seulement une dénonciation de l’actualité, ou de la nature humaine, c’est un véritable témoignage, une fresque de ce qui constitue aujourd’hui une réalité pour des milliers de personnes. Ceux que l’on s’attache à ne pas nommer, les cachant derrière cet horrible terme impersonnel du « migrant », trouvent ici une voix, un visage, une personnalité, pour nous raconter ce qu’il se passe de terrible aujourd’hui à quelques kilomètres de nous.

Enterre-moi, mon amour séduit donc par sa personnalité, sa manière de raconter l’histoire et de nous la faire vivre. Son système de jeu qui nous implique émotionnellement sur une très grande durée, mais surtout son témoignage d’une réalité encore trop mal connue dans nos contrées. Le prologue est jouable sur PC, et raconte les instants qui précèdent le départ de Nour vers l’Europe, sa prise de décision, ses craintes et ses angoisses. Un bon moyen de se faire une idée de ce à quoi le jeu ressemble, et si vous souhaitez sauter le pas, ça ne coûte que 3,49€. Une misère pour une expérience humaine incroyable. Mais attention, pour peu que vous soyez sensible au procédé et à la narration, certaines séquences peuvent être vraiment difficiles à vivre.

11 commentaires sur “Un jeu, une histoire #2 : Enterre-moi, mon amour, les jeux vidéo comme témoignages

  1. Je n’ai pas -encore-joué à ce jeu mais à chaque fois que j’ai lu un avis sur ce jeu, j’avais l’impression qu’il avait été important pour le joueur. Oui le jeu vidéo peut avoir des choses importantes à dire, un message à faire passer.
    Ton billet fait ressentir tout ça.

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    1. Oui, c’est une expérience intéressante humainement. Le fond, en tant que JV, ne présente pas un intérêt incroyable : le système de la messagerie est juste un moyen au témoignage, mais la boucle de gameplay ne se renouvelle jamais.
      En tout cas ça mérite d’être tenté, même si en y jouant je me suis vraiment interrogé sur la portée du jeu. Le témoignage est terrible, et chacune des « fins » possibles le sont tout autant (enfin, je n’en ai vu que quelques unes, pas la force de tout faire, et ça ferait perdre du sens à l’expérience), mais je me demande quel impact un tel jeu qui se fonde sur la réalité peut avoir sur des personnes qui n’ont aucun lien avec la Syrie.

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  2. Il me semblait bien que le jeu me disait quelque chose quand tu l’avais évoqué sur Twitter, c’est le jeu que Squeezie a fait en let’s play dans deux (je crois) de ses vidéos. C’est vrai que c’est un jeu incroyable dans sa narration, il est très fort émotionnellement et il offre clairement une expérience vidéoludique unique en son genre. Par contre je ne savais pas qu’il était possible de le vivre en « conditions réelles » avec des messages espacés, c’est encore meilleur (ou pire si on se place d’un point de vue émotionnel) pour l’immersion !

    Excellente idée de consacrer un article à ce jeu, je trouve que c’est bien de mettre ce genre d’expérience un peu plus en avant. :)

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    1. Oui j’ai vu passer le let’s play de Squeezie, mais je n’ai pas regardé en me disant que le jeu se prenait assez mal à l’exercice. Parce que c’est une véritable expérience à vivre, pas vraiment le truc qu’on peut regarder tel un film ou une série (la forme de l’oeuvre n’a pas un grand intérêt à être diffusée, notamment, ce n’est que du texte).
      Surtout que, en regardant autour de moi, tous ceux qui y ont joué ont vraiment ressenti ce côté expérimental, émotionnel, qui touche véritablement à notre être plus qu’à notre condition de joueurs et joueuses. On n’y joue pas comme on joue à un jeu d’aventure ou d’action.

      Et oui, le mode quasi-conditions réelles (car en réalité un voyage qui dure 2 jours pour l’héroïne durera plutôt une dizaine d’heures pour nous) apporte énormément, mais c’est vraiment stressant :p D’où le gif que j’avais utilisé pour « teaser » sur twitter, avec un gars qui regarde sans cesse son portable. Un peu à la manière des jeux d’aventure à base de QTE, on peut très rapidement s’attacher au personnage et son sort nous importe comme si on attendait le message d’une amie.

      Enfin, merci! J’essaie d’aller explorer des jeux un peu moins connus ou moins mis en avant, même si celui-ci a connu une belle couverture médiatique à sa sortie, notamment chez Gamekult et leur chronique « Juste un doigt » d’Amaebi.
      Mais c’est aussi un peu le but de ma rubrique là, j’essaie de trouver des jeux qui ont apporté leur petite pierre à l’édifice des JV ou qui se sont inspirés d’un contexte, d’un fait réel pour lui donner une nouvelle envergure, parce que j’en ai marre qu’on voit les JV comme un « art » figé incapable d’évoluer avec son temps. La faute sûrement à des jeux qui ne cherchent pas toujours à innover, ou qui ont peur de toucher les sensibilités. Par exemple « Enterre-moi mon amour » a le plus souvent été victime d’un torrent de haine anti-étranger, mais c’est pas si mal, car ça fait réagir. Comme quoi les JV peuvent aussi faire parler et interroger !

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      1. Je suis d’accord, ce n’est pas le genre d’œuvre qui se prête particulièrement au let’s play, il est mieux de la vivre. Mais j’ai malgré tout réussi à en percevoir les émotions transmises et la singularité à travers de simples vidéos, même si c’était forcément de manière amoindrie puisque je ne le « vivais » pas.

        Oh, c’est vrai que le gif était particulièrement bien choisi. GG pour cette énigme difficile mais pertinente ! :D

        En tout cas tu as parfaitement raison, et j’ai hâte de voir quel pourra bien être le prochain sujet de cette rubrique ! C’est bien de montrer que le jeu vidéo n’est effectivement pas forcément comme on le pense, pas qu’un simple divertissement où on ne réfléchit pas, mais qu’il est une forme d’art à part entière. C’est très sommaire pour l’instant et très certainement amené à évoluer/changer, mais je pense essayer de fonder mon mémoire sur ce constat cette année.

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        1. J’ai déjà une petite idée du jeu que je vais aborder la prochaine fois. Mais vu le temps qui s’est passé entre la première et deuxième rubrique, va falloir être patient :p (entre le temps qu’il me faut pour terminer un jeu et en tirer quoique ce soit à raconter…)
          Et bon courage pour ton mémoire ! C’est un sujet qui m’intéresse de plus en plus car, les JV s’approchent dangereusement d’un point où l’évolution visuelle sera difficile. Il suffit de regarder les dernières annonces de Nvidia avec sa nouvelle technologie et ses cartes graphiques RTX. Désormais, les jeux seront plus fins, dans une plus haute résolution, mais l’aspect visuel ne changera pas énormément en dehors de détails (les ombres, reflets, les effets de particule…)
          Alors les JV doivent évoluer d’une autre manière, se remettre en question sur leur portée. Beaucoup de joueurs militent pour que les JV soient reconnus comme un « art », mais avant ça, il faudra véritablement s’interroger sur la responsabilité de l’artiste, la portée de son « oeuvre » et son intention.
          Je n’ai aucun mal à considérer certains jeux comme des œuvres d’art (et ce sera le plus souvent le cas dans cette rubrique, c’est aussi le but) car certains dépassent le simple cadre « ludique » pour aller plus loin et dévoiler leurs idées. Mais les JV c’est aussi beaucoup, beaucoup de créateurs qui ne pensent pas à ça. Alors à mon petit niveau je m’interroge et raconte des choses sur ce que peuvent, pourraient ou devraient être les JV à l’avenir, quand il faudra autre chose que des améliorations graphiques pour convaincre!

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          1. Je suis entièrement d’accord avec tout ce que tu dis. Je suis impatient de voir le futur du jeu vidéo car je pense qu’il va devoir évoluer d’une manière différente à partir de maintenant, et ça promet de belles surprises ! En tout cas je l’espère.

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  3. Wow, je ne connaissais pas ce jeu et encore moins ce genre de gameplay. ( jen ai peut etre simplement entendu vaguement parler). Je te remercie pour cet article qui nous donne un bon apercu et un bon ressenti de ce genre d expérience qui semble unique! Personnellement, je suis particulièrement intrigué par A normal lost phone. Las tu testé?

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    1. Alors je n’ai pas encore joué à A Normal Lost Phone, parce que j’ai un a priori assez négatif du fait de son concept. C’est l’idée de trouver le portable de quelqu’un et de découvrir sa vie en voyant ses messages, photos… Cela a un côté « voyeur » qui me rend étrangement mal à l’aise. Ca se trouve c’est un a priori tout à fait illégitime, d’autant plus que le jeu m’intéresse pour les thèmes qu’il aborde.
      Mais c’est aussi là qu’on voit tout l’intérêt de ce type de game design. Alors qu’il ne s’agit que d’un jeu, le fait de se placer littéralement dans la peau du personnage (avec un objet du quotidien, le smartphone, une interface type messagerie semblable à ce qu’on utilise tous…) provoque des émotions qui n’existent pas dans des jeux qui abordent le sujet différemment. Ça ne me dérange pas d’espionner une partie de jambes en l’air dans GTA V par exemple.

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