Après avoir passée plusieurs années à travailler pour Marvel, notamment avec les comics de la super-héroïne qu’elle a créée, Ms. Marvel, G. Willow Wilson s’est lancée avec le dessinateur Christian Ward dans la création d’un nouvel univers chez Dark Horse intitulé Invisible Kingdom. Récompensé par plusieurs Eisner Awards en 2020, le premier tome a débarqué ce mois-ci en France aux éditions Hi Comics.
Critique réalisée à partir d’un exemplaire envoyé par les éditions Hi Comics.
Dans un petit système solaire qui ne compte qu’une poignée de planètes, Invisible Kingdom raconte l’histoire de deux femmes au destin lié – l’une est capitaine d’un vaisseau de livraison, l’autre est l’acolyte d’un mouvement religieux en plein pèlerinage vers le « royaume invisible ». Quand elles découvrent toutes les deux une conspiration entre religion et méga-corporation, elles sont poursuivies.
La critique capitaliste
L’arrivée de Invisible Kingdom en France est un petit événement pour moi : j’aime profondément le travail de G. Willow Wilson, qui a su créer avec Ms. Marvel un personnage unique en son genre, plein de bon sens et qui a tant à apporter au monde des comics. L’autrice est toujours maline dans sa manière de mêler l’actualité à des univers héroïques, alors c’est avec plein d’espoirs que je me lançais dans la lecture de sa nouvelle œuvre. D’autant plus qu’elle s’est associée à Christian Ward, dont le style d’illustrations ultracolorées a un vrai cachet. Dans ce nouvel univers imaginé de toute pièce, l’autrice raconte un monde matérialiste où les envies et les besoins sont dictés par une méga-corporation aux relents d’Amazon, opposée à une religion qui prône la renonciation au matérialisme. Deux idéologies en apparence opposées, l’une cherchant la consommation à tout prix tandis que l’autre prétend vouloir s’écarter des besoins créés par le capitalisme. Mais on apprend vite que les deux entités ne sont que la face d’une même pièce, chacun racontant ses propres bêtises pour un contrôle commun sur les populations. Alors une troisième voie s’impose à nos protagonistes : celle de la rébellion. Une voie inévitable, puisque ce premier tome raconte essentiellement leur fuite alors que les deux héroïnes sont rapidement traquées pour leur découverte des accointances des deux géants. On y retrouve très vite les influences de G. Willow Wilson, elle qui ne s’en cache pas non plus en conclusion du tome, réaffirmant son intérêt un certain Cowboy Bebop dont on retrouve quelques idées dans la construction de l’univers, mais surtout celle des personnages et de leur dynamique face au déroulement de l’histoire. Des personnages fouillés, subtils et aux personnalités affirmées, dépassant vite un premier contact caricatural pour nous offrir un peu plus, comme l’autrice du comics a l’habitude de faire.
Et c’était inévitable, en abordant la conspiration entre deux entités qui évoquent plein de choses dans notre monde à nous, G. Willow Wilson a l’occasion de s’intéresser à une multitude de sujets qui font grandir ses personnages et qui les interrogent : on y évoque le rapport à la religion, au consumérisme, à l’influence d’une corporation sur nos habitudes de consommation. Mais également le rapport des masses à la vérité de l’information, avec un dialogue qui ironise notamment avec beaucoup de piquant sur la volonté de certains à rechercher une certaine forme de « réconfort » dans l’information plutôt que la vérité, quitte à travestir la réalité (il suffit de jeter un œil à des médias comme Fox News ou CNEWS pour s’en convaincre). Des concepts qui sont plus que jamais présents dans nos sociétés et qui sont manipulés avec beaucoup de justesse par l’autrice. Elle s’en sert pour servir une narration très linéaire, qui ne divague jamais mais qui essouffle tant les idées sont nombreuses, sans jamais prendre de pause. On est de suite impliqué dans un univers passionnant qui semble avoir énormément de choses à proposer pour ses deux héroïnes. Deux femmes que le quotidien oppose, mais qui partagent des valeurs communes, bien que ce soit pour des raisons différentes.

Une science-fiction colorée
On reconnaît dans Invisible Kingdom l’art des dialogues de G. Willow Wilson, toujours incisive et pleine de bon sens au moment de révéler les affres d’un équipage soumis aux mensonges de tous bords. Entre les suspicions à l’égard de l’une d’entre elles et les attaques des croiseurs qui les pourchassent, on trouve des dialogues qui explicitent les pensées qui alimentent les esprits de ses personnages. Un questionnement moral, religieux ou pragmatique toujours à l’affût d’une narration qui se renouvelle constamment. Et puis il ne faut pas oublier l’immense travail de Christian Ward, qui n’a décidemment pas volé sa récompense aux Eisner Awards. On y retrouve sa patte si particulière, son goût des couleurs et des personnages qui se fondent dans ses décors. Cela donne un ton bien différent de la science-fiction plus terne à laquelle on est trop souvent habitués, et il nous rappelle même la folle créativité de l’excellente série de comics Saga.
Les attentes étaient grandes et le résultat l’est encore plus. Invisible Kingdom concentre tout le savoir-faire de G. Willow Wilson et Christian Ward dans une superbe histoire de science-fiction qui puise son inspiration dans l’actualité. Fin et incisif, le comics ne fait pas qu’interroger, il raconte aussi un combat fondamental mené par deux femmes face aux puissants.