Les auteurs David F. Walker et Chuck Brown se sont alliés au dessinateur Sanford Greene pour proposer des comics atypiques : une plongée dans le Harlem des années 1920, où des monstres nés de la haine sont combattus par une famille de chasseurs de montres. Sous couvert de fantasy, Bitter Root parle de justice sociale dans un monde qui en manque cruellement.
La Renaissance de Harlem bat son plein en 1920, ce mouvement culturel afro-américain qui a fait revivre l’art de la population noire américaine. C’est dans ce contexte que la famille Sangerye tient une échoppe d’apothicaire où la communauté trouve toujours l’aide dont elle a besoin. Mais au-delà de leurs bons soins et leur compagnie, les Sangerye ont un autre rôle : celui de défendre Harlem contre les monstres qui apparaissent de temps en temps.
La racine du mal
Lorsque j’ai entendu parler de Bitter Root pour la première fois, j’étais évidemment intrigué et impatient de le voir arriver en France. Loin d’être un amateur de fantasy et de monstres, Bitter Root promettait quelque chose de frais, et cela se vérifie dès les premiers instants. Les Sangerye combattent des monstres mais pas n’importe lesquels : nommés les « Jinoo », ces monstres naissent et se nourrissent de la haine. Une notion omniprésente dans le monde, et un peu plus aux Etats-Unis dans le contexte actuel où les violences sont bien trop nombreuses. La communauté afro-américaine est particulièrement ciblée et les auteurs affirment très rapidement leur engagement : on voit des violences policières à l’encontre de la communauté, où quelques officiers particulièrement virulents se transforment soudainement en monstres à cause de la haine qui les caractérise. Les auteurs font d’ailleurs quelques références au massacre de Tulsa, plaçant leur histoire dans ce contexte très particulier où l’affirmation de l’identité afro-américaine déchaîne la haine de ceux qui auraient préféré en rester à l’esclavagisme. Le racisme est omniprésent dans l’œuvre, elle est le moteur des actes des « Jinoo », ces hommes qui ont perdu toute humanité, et cela donne un ton très intéressant.
Car l’engagement des auteurs et leur intérêt pour le passé de la communauté afro-américaine reflète les peurs, les craintes et la vie de la communauté d’aujourd’hui. Les violences policières américaines à l’encontre des populations racisées ne surprennent malheureusement plus grand monde et la haine est au centre de bien des considérations politiques à notre époque. Pour autant le choix de la Renaissance de Harlem dans les années 20 offre un éventail de possibilités formidable, teintant les comics d’une ambiance si particulière, à l’image de ses cases qui nous montrent la force et l’influence du jazz dans une communauté qui se réunit sans peur autour d’un même plaisir, d’une même passion pour un genre musical qui lui appartient. Bitter Root esquisse d’ailleurs une question fondamentale qui motive son récit : ces créatures assoiffées de sang, animées par le racisme, peuvent-elles redevenir humaines ? Un élément de réponse apparaît déjà avec ce personnage secondaire, épargné par un chasseur de monstre, alors qu’il suivait bêtement le mouvement de groupes haineux. Cette idée sera probablement au centre d’une intrigue dans les prochains tomes, car Bitter Root n’est pas une simple histoire de fantasy, d’action et de chasse aux monstres : c’est un questionnement sur la haine et sur les moyens de la combattre.

Une lutte contre la haine
Pour autant Bitter Root expose des personnages aux motivations diverses : il y a la doyenne de la famille qui tient l’échoppe et veut faire perdurer les traditions, la jeune femme qui veut briser ces traditions pour aller combattre, alors qu’on lui dit que les femmes doivent rester en arrière pour préparer les potions et panser les plaies, l’homme surpuissant qui voit sa force remise en question lorsqu’il se retrouve lui-même infecté par un mal terrible… David F. Walker et Chuck Brown ont fait un travail génial sur la caractérisation de leurs personnages, s’offrant au passage bon nombre de possibilités d’évolution alors que ces héros traduisent à la fois ce qui faisait le sel des années 20 et la modernité de notre époque où certaines croyances et traditions sont remises en cause. D’autant plus qu’ils peuvent compter sur Sanford Greene pour donner du rythme à l’ensemble : son trait offre un mouvement formidable et sa maîtrise des émotions des personnages ne peut que séduire. Je note tout particulièrement le superbe travail de coloration lors des scènes de nuit, en jouant sur les nuances de violet, donnant une identité bien marquée à Bitter Root. On comprend d’ailleurs vite pourquoi le réalisateur Ryan Coogler s’est emparé de ces comics pour une future adaptation hollywoodienne : au-delà du sujet qui retentit nécessairement chez le natif de Oakland, les dessins de Sanford Greene ont quelque chose de très vivant qui nous laisse imaginer très facilement ce que cela pourrait donner en mouvement à l’écran
Conclu par de nombreux textes d’auteurs et chercheurs sur la culture afro-américaine, son histoire et sur la Renaissance de Harlem, le premier tome de Bitter Root est un vrai bijou de finesse et de sincérité. Empreint de justice sociale, l’œuvre nous plonge dans le Harlem des années 1920 et donne un visage horrifique à une haine qui résonne terriblement à notre époque. A mi-chemin entre la fantasy et notre monde, Bitter Root est un comics passionnant qui s’appuie sur l’histoire afro-américaine pour offrir une ambiance atypique dans le monde de la fantasy.
Critique réalisée à partir d’un exemplaire envoyé par les éditions Hi Comics – Bragelonne.